Le Sénégal est dans une phase où il pourra, à partir de 2035, capturer son dividende démographique. Mais pour cela, il faut bien mener certaines politiques sectorielles. Dans cet entretien accordé aux journaux ‘’EnQuête’’, ‘’Vox Populi’’ et ‘’Thiey Dakar’’, le statisticien Saturnin Kodio assure que le pays peut y arriver, malgré les nombreux défis dans les domaines de la santé, de l’emploi, de l’éducation, de la fécondité et de la mortalité.
Depuis un certain temps, on parle de dividende démographique. Pouvez-vous nous dire son importance ?
Avant de venir de manière détaillée sur la définition, il faut d’abord faire référence à la transition démographique. Cette transition est un processus par lequel un pays passe à des niveaux de fécondité et de mortalité élevés vers des niveaux de fécondité et de mortalité très bas. En dehors de ces deux phases extrêmes, il existe deux autres phases intermédiaires de la transition, à savoir la deuxième phase. C’est la période durant laquelle la mortalité baisse et la fécondité reste à un niveau très élevé. Lorsqu’un pays se trouve dans cette situation, il y a des conséquences sur la composition de sa population par âge. Autrement dit, non seulement son poids démographique est très élevé, mais ce pays est majoritairement composé de personnes à charge.
C’est-à-dire les personnes de moins de 15 ans et celles de plus de 65 ans. En général, lorsqu’un pays est à ce stade, il est confronté à la satisfaction des besoins sociaux de base, notamment l’éducation, la santé et l’emploi, en plus de la pression démographique. Sur la deuxième phase de la transition démographique, on s’aperçoit que la mortalité continue sa baisse et la fécondité commence à baisser. Dans ce cas, le poids démographique de ce pays devient faible. Cela aussi a des répercussions sur sa structure par âge et il est majoritairement composé de personnes en âge de travailler. C’est-à-dire les personnes qui créent la richesse. Dans ce cas, il a des possibilités pour accélérer sa croissance économique, bien sûr sous contrainte de mettre en place certaines politiques spécifiques. On a un bonus démographique à la troisième phase. Maintenant, il faut le capitaliser en investissant dans les secteurs stratégiques pour aller vers le dividende démographique.
Donc, le dividende démographique est l’accélération de la croissance économique qui résulte un peu de la forte proportion de la population en âge de travailler, suivi des politiques stratégiques pour cette frange de la population dans le domaine de la santé, de l’éducation, de la création de l’emploi, de l’environnement des affaires…
Le taux de chômage est très élevé au Sénégal, sans compter les personnes à charge. Est-il possible de profiter du dividende démographique, dans ces conditions ?
Lorsqu’on est dans une situation où le poids démographique est très élevé, les besoins traditionnels en termes de services sociaux de base sont énormes. Malgré tous les efforts que l’Etat fait actuellement, on constate qu’il y a des gaps en termes de services sociaux de base. Dans l’éducation, il y a les abris provisoires ; pour la santé, les structures sanitaires font défaut.
Tout cela est dû au poids démographique. C’est sûr que si on arrive à accélérer la transition démographique, la pression va se relâcher, l’Etat du Sénégal aura réussi à régler la question des services sociaux de base. L’optimisme est permis dans ce contexte, parce que pour aller vers la capture du dividende démographique, la première chose à faire est d’accélérer sa transition démographique, en maitrisant son rythme de croissance. Il y aura forcément des répercussions sur le rapport de dépendance. Le Sénégal est dans cette dynamique, parce qu’on a constaté que depuis 2002, le rapport de dépendance est inversé.
C’est-à-dire qu’il est en deçà de 100 %. Ce qui veut dire que les personnes en âge de travailler commencent à être majoritaires dans la population. Si cette dynamique se poursuit, la pression va se relâcher sur l’Etat et sur les ménages. En plus, il y aura d’autres ressources additionnelles qu’on aura à investir non seulement dans le développement du capital, mais aussi dans les secteurs porteurs de croissance qui permettent de lutter contre ce taux de chômage élevé. Il faut renforcer cette dynamique. Même si le rapport de dépendance démographique est en deçà de 100 %, le niveau reste encore élevé. Il faut accélérer la transition démographique et l’accompagner par des politiques multisectorielles. L’Etat est dans cette dynamique de création d’emplois, mais cela reste insuffisant.
Quels est le taux de fécondité et de mortalité qui indique qu’un pays peut capturer son dividende démographique ?
On dit qu’un pays est dans une bonne position démographique ou à un régime démographique qui lui permet de capturer le dividende, lorsque les rapports de dépendance avoisinent les 55 %. Donc, lorsqu’on a un rapport de dépendance qui avoisine les 50 %, on peut dire que ce pays est dans les bonnes dispositions pour aller vers la capture du dividende. Maintenant, il faut accompagner cela par d’autres politiques multisectorielles spécifiques. S’agissant de la natalité, c’est quand le taux est en deçà de 15 pour mille. Si on prend l’indice synthétique de fécondité, c’est quand il est entre 2 et 3 enfants par femme, on dit que le pays est en bonne position démographique pour aller vers la capture du dividende. Or, au-delà de ces phénomènes qui touchent la natalité, il y a un comportement qu’on doit avoir et qui est relatif à la mortalité. Le taux de mortalité doit être aussi à un niveau très bas, en deçà de 10 pour mille.
Aujourd’hui, qu’elle est la situation du Sénégal ?
Le Sénégal a un rapport de dépendance démographique égal à 84 %. En ce qui concerne la natalité, le taux est de 34 pour mille. L’indice synthétique de fécondité est de 4,7 enfants par femme, le taux de mortalité est de 7 pour mille, mais le coefficient de mortalité infanto-juvénile (enfants de moins de 5 ans) est de 51 pour mille. C’est la situation du Sénégal en termes d’indicateurs qui nous permet d’appréhender si le pays est dans une bonne position de capture du dividende démographique.
Est-ce le cas ?
Oui, le pays est dans cette dynamique. La fenêtre d’opportunité est déjà ouverte. Entre-temps, on a constaté que la prévalence contraceptive moderne a augmenté. Nous savons tous que la prévalence contraceptive moderne est l’un des piliers sur lesquels il faut s’appuyer pour aller vers la maitrise de la croissance démographique. Ce qu’il faut, c’est de ne pas dormir sur nos lauriers et de renforcer davantage les efforts afin que l’utilisation soit plus élevée. Parce qu’à côté de l’utilisation, on a constaté que les besoins non satisfaits des femmes en matière de planification familiale sont à 24 %. Autrement dit, il y a des femmes qui veulent utiliser la planification, mais qui n’y ont pas accès. Donc, si on parvient à enrôler ces femmes en plus de l’utilisation actuelle, on pourra se retrouver à un taux de prévalence de 50 %. Celui-ci est un bon taux pour accélérer la transition démographique. Il faut accélérer cette cadence afin d’augmenter l’utilisation de la planification, de diminuer le taux de mortalité afin d’avoir un régime démographique favorable pour la capture du dividende.
Existe-t-il un risque que le Sénégal rate le coche ?
Il y a ce risque pour tous les pays. Le dividende démographique s’appuie sur la tension démographique qui s’effectue durant la période à laquelle la population en âge de procréer est beaucoup plus prépondérante. Cela survient une seule fois dans l’histoire de l’humanité. Au cours de cette période, si on ne met pas en place les politiques qu’il faut, on risque de rater le coche, ce qui serait malheureux. Mais le Sénégal n’est dans pas dans cette dynamique, au contraire, il est dans une bonne dynamique pour aller vers la capture du dividende démographique.
Parce qu’en plus du rapport démographique qui est en deçà de 100 %, le Sénégal est en train de mettre en place des politiques dans les domaines multisectoriels. Sur le plan de la santé, en ce qui concerne la planification familiale, on est actuellement sur le deuxième niveau de programme de planification. Le premier plan s’est déroulé dans la période 2011-2015, avec des efforts considérables durables. Le deuxième plan est en train d’être mis en œuvre. Que ce soit dans le domaine de l’emploi, des efforts sont en train d’être faits ainsi que dans celui de la formation professionnelle à travers l’installation des instituts supérieurs d’enseignement professionnel (Isep). Il faut renforcer cela pour aller vers la capture du dividende démographique. Dans la deuxième phase du Pse, la place qu’occupe le dividende est très importante. Tout cela réuni, le Sénégal peut espérer, sous peu, capturer le dividende démographique, s’il maintient cette cadence.
Quel plaidoyer doit-on mener pour réussir le pari de la capture de dividende démographique ?
Il faut renforcer, d’abord, la sensibilisation de la population, parce que si elle n’adhère pas à ce projet, cela ne pourra pas marcher. Dans ce sens, les journalistes ainsi que les autres réseaux ont un grand rôle à jouer. Il faut aussi que les moyens suivent et qu’ils soient conséquents, que les décideurs soutiennent le projet. Le Sénégal est sur cette voie, parce que lorsque l’étude a été présentée, on a reçu les félicitations du président de la République et il nous a exhortés à travailler avec tous les secteurs pour qu’on puisse intégrer le domaine de la démographie dans les programmes et projets de développement. Cela veut dire qu’il est bien informé de la volonté de la capture du dividende démographique. Je pense qu’il faut renforcer cela avec les différents ministères sectoriels.
Est-ce qu’il existe, dans la sous-région, des pays qui ont réussi à capturer le dividende démographique ?
Il y a des pays qui sont en avance ; le Cap-Vert est sur cette voie. Il y a aussi les pays maghrébins. La Tunisie qui a raté le coche, elle a réussi à avoir une forte population en âge de travailler, mais elle n’a pas pu donner du travail à cette population-là. Je pense que pour l’Afrique, c’est un peu tôt de parler de capture du dividende démographique, parce que la transition démographique est précoce, elle vient d’être entamée. Si on arrive peut-être à la tension démographique, à la deuxième phase, on pourra voir comment capturer la capture du dividende démographique.
Est-ce qu’on pourra atteindre ce dessein d’ici 2063, le nouvel agenda mondial ?
On n’a pas une seule réponse pour les pays. La tension démographique est différente d’un pays à un autre. Pour certains, ce sera pour 2053 ; d’autres, pour 2063, selon le rythme de la tension démographique. Pour le Sénégal, d’après les études qu’on fait, c’est à partir de 2035 qu’on saura comment capturer ce dividende démographique et cela va s’accentuer jusqu’à 2050.
Est-ce que les engagements sont en train d’être respectés par les pays signataires ?
En ce qui concerne l’agenda de l’Union africaine (Ua), le Sénégal est en avance par rapport à la feuille de route qui a été élaborée en 2016, si mes souvenirs sont bons. Le Sénégal a élaboré, en 2015, son rapport national pour la capture du dividende démographique. Donc, nous sommes en phase avec l’Ua et les différents piliers élaborés dans cette feuille de route sont en phase avec les piliers choisis au niveau national qui ne sont rien d’autre que l’éducation, le développement des compétences, la santé, la bonne gouvernance.
Il est dit que le Sénégal encourt des risques de ne pas supporter cette transition démographique…
Quand on faisait le Pse, il y avait ce diagnostic, vu que ce sont des projets qu’on doit mettre en œuvre pour tirer la sonnette d’alarme en ce qui concerne la problématique du dividende démographique. Nous avons souligné que les projets à mettre en œuvre, si on ne fait pas attention, ne pourront pas supporter la qualité du capital humain, en raison du fardeau des enfants à charge. Le Pse est bien conscient que pour atteindre les objectifs fixés à travers ce plan, il va falloir maitriser le rythme de la croissance démographique, sinon cela risque d’aliéner tous les efforts consentis pour accélérer la croissance économique. C’est pourquoi, au-delà des projets, le Pse avait suggéré aux ministères sectoriels de réfléchir sur des stratégies pour lui permettre de maitriser la croissance démographique afin de faciliter l’accès de la croissance démographique.